Agent commercial : un calcul d’indemnité original
L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Rennes le 27 mai 2025 dans l’affaire opposant M. [V] à la société Solimco offre un éclairage significatif sur deux questions centrales du statut de l’agent commercial appliqué au domaine de l’immobilier : la validité des clauses contractuelles visant à plafonner l’indemnité de cessation de contrat et les modalités de calcul de cette indemnité par le juge. Cette décision, bien que pour partie s’inscrivant dans un courant jurisprudentiel établi, se distingue par son approche pragmatique et originale de l’évaluation du préjudice dans un secteur à l’activité irrégulière comme l’immobilier.
En l’espèce, un contrat d’agent commercial avait été conclu le 1er février 2016. Le mandant y a mis un terme par courrier du 19 juin 2022.
Nous n’aborderons pas les questions de préavis, très factuelle. Notre analyse s’articulera en deux temps. Nous examinerons d’abord la position de la Cour sur la nullité de la clause limitative d’indemnité, qui constitue une réaffirmation vigoureuse du caractère d’ordre public du droit à réparation de l’agent
La nullité de la clause limitant l’indemnité : une confirmation du caractère d’ordre public du statut
La Cour d’appel de Rennes, dans sa décision, écarte sans ambiguïté la clause du contrat qui visait à plafonner l’indemnité de rupture. Cette position s’ancre fermement dans les principes directeurs du statut d’agent commercial, dont le caractère protecteur est constamment rappelé par la jurisprudence.
Le principe intangible du droit à une indemnité compensatrice
Le droit à l’indemnité de cessation de contrat est la pierre angulaire du statut de l’agent commercial. Prévu par l’article L. 134-12 du Code de commerce, il vise à réparer le préjudice que subit l’agent du fait de la perte, pour l’avenir, des revenus tirés de la clientèle qu’il a contribué à créer ou à développer dans l’intérêt commun du mandant. Le mandant, en effet, conserve le bénéfice de cette valeur patrimoniale après la rupture, justifiant ainsi une compensation pour l’agent.
Ce droit à réparation est d’ordre public, comme le précise l’article L. 134-16 du même code. Toute convention contraire est réputée non écrite. La jurisprudence se montre particulièrement stricte sur ce point, invalidant systématiquement les clauses qui visent à supprimer ou à réduire forfaitairement ce droit avant même que le préjudice ne soit né. Le droit à l’indemnité est dû du seul fait de la cessation du contrat imputable au mandant, sans que l’agent ait à prouver l’existence même d’un préjudice. Seules les exceptions limitativement énumérées à l’article L. 134-13, comme la faute grave de l’agent, peuvent le priver de cette indemnité. Quant au montant de cette indemnité, le principe est qu’il doit réparer l’entier préjudice subi par l’agent.
La sanction par la Cour d’une clause jugée non réparatrice
Dans l’affaire commentée, le contrat prévoyait de limiter l’indemnité à « un montant maximal égal à 3 fois la moyenne mensuelle des commissions perçues par le mandataire au cours des 12 derniers mois »
La Cour d’appel de Rennes rejette l’application de cette clause en des termes très clairs. Elle juge que si les parties peuvent convenir à l’avance d’une indemnité, c’est à la condition que celle-ci « assure la réparation intégrale du préjudice subi par l’agent commercial ». Elle précise qu’« il en résulte que si les parties peuvent convenir d’indemnités se cumulant avec celle qui est légalement prévue, toute clause prévoyant une indemnisation différente est non avenue ». En l’espèce, la Cour estime que la clause, qui aboutit à une indemnité équivalente à trois mois de commissions après plus de six ans de relation, « n’est pas de nature à compenser le préjudice subi par M. [V] »
Ce faisant, la Cour ne condamne pas par principe toute clause de fixation anticipée de l’indemnité. Elle rappelle plutôt le critère de leur validité : le montant prévu doit être une évaluation anticipée et sérieuse du préjudice, et non un simple plafond dérisoire visant à contourner le caractère d’ordre public de l’article L. 134-12. Une clause qui aboutirait à une indemnité manifestement inférieure à l’évaluation du préjudice subi par l’agent est ainsi privée d’effet, laissant au juge le soin de fixer lui-même le montant de la réparation. C’est sur cette question que la décision fait preuve d’originalité.
Le calcul de l’indemnité : entre usages de la profession et pouvoir souverain d’appréciation des juges
Une fois la clause limitative écartée, la Cour devait procéder au calcul de l’indemnité. Son raisonnement illustre la marge de manœuvre dont disposent les juges du fond pour s’adapter aux spécificités de chaque espèce, quitte à s’écarter des méthodes de calcul traditionnelles, à savoir deux années de commissions.
Le rejet des bases de calcul proposées par les parties
La Cour écarte successivement les deux propositions de calcul. D’une part, elle rejette la demande de l’agent, qui réclamait deux années de commissions calculées sur la période 2018-2020 en arguant d’une baisse d’activité en 2021 due à la crise sanitaire.
D’autre part, et comme vu précédemment, elle écarte la méthode de calcul prévue au contrat et invoquée par le mandant, la jugeant non conforme au principe de réparation intégrale.
La fixation d’une « juste somme » fondée sur l’activité récente
La pratique usuelle des tribunaux consiste à verser l’équivalent de deux années de commissions. Se pose alors la question des années de référence à utiliser comme base de calcul.
Pour évaluer le préjudice, la Cour décide de se fonder sur une période de référence qu’elle juge pertinente : les deux dernières années effectives de la relation, soit d’octobre 2020 à octobre 2022. Elle refuse donc d’écarter la période de COVID comme demandé par l’agent. Elle justifie ce refus d’exclure la période de COVID au motif que « l’activité d’agent commercial en matière immobilière est par nature peu sécurisée et comme le relève le tribunal, « non récurrente ». Elle ne dépend pas d’une clientèle pérenne. Le préjudice de M. [V] doit s’apprécier à l’aune de cette activité choisie nécessairement irrégulière ». Le constat du caractère incertain peut sembler exact. Cela a d’ailleurs été illustré par la baisse violente que le marché a subi depuis la fin de l’année 2022. Toutefois, il pourrait être objecté que le COVID est une situation exceptionnelle sans aucun lien spécifique avec le marché de l’immobilier choisi par l’agent. Et surtout, que le COVID a cessé. Or, l’indemnité vise à compenser les commissions qui auraient dû être perçues à l’avenir si l’activité avait été maintenue. Le COVID n’a plus d’impact sur cette activité puisqu’il a cessé, de même que les mesures prises par les autorités à cette occasion. Il pourrait donc être défendu que l’indemnité à venir doit être calculée sur la base de commissions versées sans tenir compte de cette période exceptionnelle.
Une fois la base déterminée, la Cour ne condamne pas le mandant à payer l’équivalent de deux, ni même d’une année de commissions sur la base de cette moyenne. Elle accorde à M. [V] une « juste somme de 60 000 euros », précisant que ce montant « correspond à environ une année de commissions brutes ». Mais, et c’est un manque de la décision, elle ne comporte aucune explication du choix de s’écarter de la pratique usuelle, consistant à octroyer deux années de commission. Si la Cour d’appel avait voulu prendre en compte les spécificités du marché immobilier, elle aurait aussi bien pu considérer que celui-ci, compte tenu de ses difficultés actuelles, qui ne sont pas le fait de l’agent, ne permettra sans doute pas à l’agent de retrouver rapidement un niveau de rémunération équivalent. Cela aurait au contraire pu militer pour un maintien du principe de versement de deux années de commission.
Cette approche démontre le pouvoir souverain des juges du fond dans la fixation du quantum de l’indemnité. Si l’usage consistant à allouer l’équivalent de deux années de commissions est souvent cité comme une référence, dans ce cas précis, la Cour a modéré le montant en tenant compte de la nature de l’activité et en qualifiant l’activité d’agent immobilier de « peu sécurisée » et « non récurrente », ne dépendant pas d’une « clientèle pérenne »
Cet arrêt constitue un rappel important que si le droit à l’indemnité est d’ordre public, son montant n’est pas automatique. Les juges conservent une pleine latitude pour évaluer le préjudice in concreto, en s’écartant des usages lorsque les spécificités de la relation contractuelle ou du secteur d’activité concerné le justifient. Il sera intéressant de voir, en cas de pourvoi en cassation, si la Cour de cassation valide ou non le raisonnement tenu par les juges d’appel. Pour les praticiens, cette décision souligne l’importance de ne pas se contenter d’invoquer un usage, mais de fournir au juge tous les éléments permettant d’apprécier la réalité et l’étendue du préjudice subi par l’agent.
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