Qu’est-ce que la concurrence déloyale par désorganisation ?

Le débauchage déloyal est sanctionné par l’article 1240 du Code Civil s’agissant d’une modalité de concurrence déloyale.

Sur le fondement de ce texte, le débauchage de salariés d’un concurrent engage la responsabilité du nouvel employeur dès lors qu’il a conduit à sa désorganisation1 .

La désorganisation causée par le débauchage au sein de l’ancien employeur constitue un critère primordial qui peut suffire pour caractériser un acte deconcurrence déloyale et donc fautif.

Engager un salarié d’une entreprise concurrente ne constitue pas, en soi, un acte de concurrence déloyale, à plus forte raison lorsque ce salarié a quitté, volontairement ou non, son ancien employeur, libre de tout engagement. Prétendre le contraire reviendrait à remettre en cause la liberté du commerce et de l’industrie et la liberté du travail.

Un débauchage ne devient déloyal que si un fait fautif peut être imputé à l’employeur.

Selon la jurisprudence traditionnelle, ce sont les circonstances qui entourent le débauchage qui permettront, au cas par cas, au juge d’apprécier si les faits constitutifs de concurrence déloyale peuvent être retenus, un simple déplacement de clientèle étant par nature insuffisant s’il n’est pas accompagné de manœuvres déloyales2.

Le débauchage n’est fautif que si la partie qui l’invoque prouve que cela a engendré une véritable désorganisation3 .

Pour caractériser les manœuvres déloyales d’un débauchage fautif, la jurisprudence retient principalement les éléments suivants :

– l’importance en nombre du personnel débauché par rapport à l’ensemble de l’effectif du service concerné de l’ancien employeur4 ,
– la qualification professionnelle de ce personnel5 ,
– l’incitation ou non du nouvel employeur6 ,
– la période plus ou moins restreinte sur laquelle les départs se sont étalés7 ,
– la volonté du nouvel employeur de bénéficier d’informations confidentielles et ou stratégiques obtenues par les salariés débauchés auprès de leur ancien employeur8 ,
– les conditions d’embauche des salariés débauchés (rémunération, période d’essai, clause de  non-concurrence et/ou de non-sollicitation)9 10  .

En revanche, il est considéré que le débauchage n’est pas déloyal, si la démission est spontanée et résulte notamment des conditions de travail de l’employé où de la conjoncture qui l’incitent au départ:

1)Sur les fautes susceptibles de faire encourir une condamnation pour concurrence déloyale

S’il est vrai que la liberté du commerce autorise les déplacements de clientèle, il n’en demeure pas moins que le démarchage est illicite lorsqu’il y a abus et atteinte à la libre concurrence par des procédés déloyaux, qu’il existe ou non une exclusivité entre le prestataire et ses clients.

Pour autant, le démarchage de la clientèle d’autrui procède de la liberté du commerce et ne peut à lui seul constituer un élément de concurrence déloyale s’il n’est pas accompagné d’actes fautifs .

La jurisprudence donne certains exemples d’actes fautifs qui peuvent rendre le démarchage de la clientèle de l’entreprise qui subit le débauchage illicite :

– Usages des fichiers clients de l’entreprise : « (cette société), pourvue d’un pouvoir de direction et de contrôle sur Monsieur D, a commis une faute en laissant ce préposé se servir de renseignements qu’il détenait de son ancien employeur pour entrer de manière déloyale en concurrence avec les sociétés I et C, ce pour le plus grand profit de l’appelante (…) »12 ;
– Pratique de prix anormalement bas constitutifs d’un véritable dumping13 ;:
– Utilisation d’informations privilégiées relatives au « capital intellectuel ou économique » de l’entreprise pour soumission à un important marché14 ;
– Utilisation d’un véritable « stratagème » destiné à détourner la clientèle d’un cabinet d’avocats caractérisé par un ensemble de manœuvres comportant, notamment, l’utilisation d’une communication fallacieuse, dont l’effet était renforcé par la référence à sa ligne téléphonique personnelle et par un contrat de réexpédition du courrier, système qui visait à attirer la clientèle au détriment de la société à laquelle seule elle était attachée15 ;
– Enfin, le démarchage des clients d’un concurrent est particulièrement fautif lorsqu’il est pratiqué par un ancien salarié du concurrent tenu à son égard à une clause de non-concurrence16

2) Les préjudices dont il pourrait être sollicité une réparation en cas de concurrence déloyale par désorganisation

La jurisprudence considère que s’infère nécessairement des actes de concurrence déloyale ou parasitaire, un trouble commercial constitutif de préjudice (CA Rennes, 13/10/2009, n°08/0911 ; Cass. com., 27/05/2008, n°07-14.442 ; CA Rennes, 25/01/2011, n°09/08485).

Selon la doctrine usuelle en matière de détermination du préjudice, la recherche doit être faite selon les deux branches de préjudice : les pertes subies (damnum emergens) et le gain manqué (lucrum cessans).

Il faudra également appréhender le préjudice résultant d’agissements parasitaires dont la réparation pourrait être sollicitée par la victime.

Enfin, dans toutes les hypothèses la victime du débauchage fautif pourra demander l’indemnisation de son préjudice moral.

Préjudice résultant du débauchage fautif

La Cour d’appel de Paris dans ses fiches pratiques relatives à l’indemnisation des préjudices résultant d’actes de concurrence déloyale, dresse une typologique des préjudices dont la réparation peut être sollicitée pami lesquels :

Pour le Gain manqué (Lucrum cessans) et perte de chance :

Détournement de clientèle ;
• Baisse ou absence de hausse d’activité : baisse des ventes, baisse des commandes ou lettres d’annulation ;
• Baisse ou absence de hausse du chiffre d’affaires, perte de marge sur couts variables ;
• Frein au développement par impossibilité d’accès au crédit ou crédit limité ;
• Évolution du compte d’exploitation, du compte client sur plusieurs années, avant et après les actes de concurrence déloyale ;
• Non-accès ou limitation de l’accès à des marchés (études de marchés) ;
• Perte de la marge commerciale :
• Perte de part de marché ou éviction totale du marché, perte de contrats : comparaison du chiffre d’affaires avant et après les actes déloyaux ;
• Perte des bénéfices afférents à un contrat du fait de sa rupture injustifiée ou de la perte de chance de le conclure ;
• Perte de commissions dues à l’utilisation d’un fichier client ;
• Perte de chance liée aux développements futurs.

Pour les pertes subies (Damnum Emergens)

• Perte d’un actif corporel ou incorporel affectant la substance du patrimoine du demandeur, dépréciation d’un élément incorporel attractif de la clientèle, dépréciation d’un signe par :
• Atteinte à l’image de marque du fait de la vulgarisation du produit,
• Avilissement de la marque,
• Atteinte à la réputation commerciale (publicité dénigrante, acte de dénigrement (divulgation à la clientèle d’une société d’une action en contrefaçon à son encontre n’ayant pas donné lieu à une décision de justice – Cass. com., 9 janv. 2019, n° 17- 18.350 et Cass. 1re civ., 12 déc. 2018, n°17-31.758), perte d’image) ;
• Surcoûts encourus ou dépenses engagées pour corriger les effets néfastes des faits dommageables ;
• Perte de valeur de l’entreprise victime (en cas de préjudice distinct pour l’actionnaire) ou en cas d’incidence sur le recours à des levées de fonds (perte de chance).

Pour les pertes subies au titre de la désorganisation durable de l’entreprise

• Coûts d’embauche du nouveau personnel pour compenser les effets d’une politique de débauchage menée à son détriment et coûts de formation de ce nouveau personnel ;
• Divulgation de savoir-faire ;
• Appropriation d’un fichier de clientèle : reprise des mêmes arguments sur le gain manqué à raison de la captation des clients du demandeur.

Guillaume GOUACHON

Avocat Associé

1 Cass. Com. 6 novembre 1990, n°88-15628 – Cass. Com. 16 décembre 2008, n°07-19.848 ; Cass. Com. 26 novembre 2013, n°12-29.709
2 « La seule circonstance que certains clients ont suivi dans la nouvelle société l’associé au contact duquel ils avaient été antérieurement dans la société concurrencée » ne caractérise pas la faute, en l’absence de toute manœuvre déloyale relevée par les juges du fond (Cass.com 3 décembre 2002 n°99-21.758). Voir dans le même sens CA Paris Pole 5, Chbre 4 7 novembre 2012 n°11/05382 aux termes duquel il a été retenu que « ne constitue pas en soi des manouvres déloyales la simple constatation de l’embauche par un concurrent de salariés démissionnaires, de l’attribution à ce personnel de fonctions identiques et du transfert d’une partie importante de la clientèle dans les mois ayant suivi l’embauche ; qu’en effet, nul ne dispose d’un quelconque droit privatif sur sa clientèle et le simple déplacement d’un clientèle d’un fond à un autre n’est pas, à lui seul et en l’absence de manœuvres déloyales, révélateur d’un comportement fautif de la part du bénéficiaire et, plus précisément d’une action organisée de détournement de clientèle ».
3 Cass. com. 21 oct. 1997 ;Cass. Com. 9 mars 1999 ; Cass. com., 24 mars 1998 ; Cass. com., 19 nov. 1991, n° 89-19.881 ; Cass. Com. 4 octobre 2016 ; Cass. Com. 20 septembre 2016
4 Cass. Com. 6 mai 1996 n°94-16.080 – Cass. Com. 3 octobre 2006 n°04-14.434
5 Cass. Com. 17 octobre 1995 n°94-10.761
6 Cass. Com. 6 mai 1996 n°94-16.080 – Cass. Com. 3 octobre 2006 n°04-14.434
7 Cass. Com. 3 octobre 2006 n°04-14.434
8 Com. 22 octobre 2002 n°01-10.283
9 CA Paris 29 mai 1998 n°96/88084,
10 Voir pour un cas d’espèce où la concurrence déloyale n’est pas admise, un arrêt dans lequel la Cour relève qu’une meilleure rémunération n’est pas nécessaire un critère décisif, en l’absence de réelle désorganisation :Cass. Com. 21 janvier 1997: La Cour relève qu’entre 1988 et 1991 vingt-deux représentants de la société Solfin, sur un effectif total de trois cent cinquante, l’ont quittée dans des conditions régulières pour être embauchés par la société Junil Sicoc, la société Solfin n’invoquant pas l’existence de clause de non-concurrence; que le recrutement des représentants par la société Junil Sicoc n’a pas eu pour effet de désorganiser l’entreprise de l’ancien employeur, que la meilleure rémunération obtenue par ces représentants chez leur nouvel employeur correspond à leur réelle qualification et qu’enfin leur affectation au même secteur que celui auquel ils l’étaient auparavant s’est fait dans le cadre de la libre concurrence; qu’ainsi la cour d’appel, qui a souverainement apprécié la portée des preuves, a pu décider que la faute de concurrence déloyale n’était pas caractérisée.
11 CA Bordeaux, 20 septembre 2017, n°15/01377
12 CA Paris 24 octobre 2002, n°2000/21752,
13 Cass. com., 26 févr. 1985
14 Cass. com., 5 déc. 1978 : Bull. civ. IV, n° 295
15 Cass. com., 21 mars 2018, n° 17-14.582 : JurisData n° 2018-004450,
16 Cass. Com. 22 octobre 2002 n°01-10.283 – Cass. Com. 13 mars 2007 n°05-16.881 Cass. Com. 26 février 1985, n°83-12.466 : Bull. civ. IV n°79

 

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