La délivrance du local commercial : une obligation de tous les instants pour le bailleur.
Le bailleur est tenu à l’égard du preneur de délivrer le local et d’en assurer la jouissance paisible. Son manquement à ces obligations essentielles est sanctionnable. Ainsi, l’intérêt du bailleur est d’opposer la prescription à l’action du preneur victime d’un défaut de délivrance. Mais quelle est cette prescription et à partir de quand court-elle ? C’est à ces questions de droit que répond l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 juillet 2025.
Les faits litigieux
Un contrat de bail commercial prévoit la mise à disposition par le bailleur d’un terrain, de hangars et de bureaux, afin que son locataire puisse y exercer son activité d’exploitation forestière, négoce de bois d’œuvre et scierie. En cours de bail, un changement de propriétaire intervient. Ce nouveau propriétaire ampute de près d’un tiers le terrain loué pour le louer à une nouvelle société.
Le locataire, qui a connaissance des manquements du nouveau bailleur, n’agit pas immédiatement en justice. Face aux multiples et graves manquements, le locataire l’assigne finalement en résiliation du bail à ses torts exclusifs.
La procédure
La décision de première instance
En première instance, le Tribunal :
- Juge que le bailleur a commis des fautes contractuelles en manquant à son obligation de délivrance,
- Résilie le bail commercial, c’est-à-dire qu’il met fin au contrat, à une date qu’il détermine aux torts exclusifs du bailleur,
- Juge que le bailleur a engagé sa responsabilité contractuelle et le condamne à payer diverses indemnités au locataire ; notamment au titre de la perte du fonds de commerce du locataire.
L’arrêt d’appel
En appel le bailleur oppose à son locataire la prescription de son action en responsabilité.
Pour le bailleur l’action du locataire est prescrite tant sur le fondement de la responsabilité biennale de l’article L.145-60 du Code de commerce, que de la responsabilité de droit commun. Le locataire répond que la prescription quinquennale de droit commun de l’article 2224 du code civil est applicable à son action, mais qu’elle n’a pas commencé à courir car le bailleur n’a pas mis fin à l’amputation du terrain, et, à titre subsidiaire, que l’action n’est pas prescrite.
La Cour d’appel répond que :
- Le délai de prescription applicable est bien celui de droit commun de cinq ans,
- Le délai de prescription de l’action en résiliation fondée sur le manquement du bailleur à son obligation de délivrance ou de jouissance paisible court à compter du jour de la connaissance de la réduction de la surface louée et de la difficulté d’accès aux locaux.
Dans ces conditions, la Cour juge irrecevables comme prescrites une partie des demandes de la locataire (Cour d’appel, Colmar, 1re chambre, section A, 17 Mai 2023 – n° 21/01877).
Le locataire se pourvoit en cassation.
La décision commentée du 10 juillet 2025, publiée au bulletin
Le rappel des dispositions applicables au bail commercial et à la prescription
La Cour de cassation rend une décision motivée au visa des articles 1709, 1719 et 2224 du Code civil.
Elle rappelle ainsi que l’article 2224 du Code civil relatif à la prescription de droit commun prévoit que :
« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »
Pour l’application de ces dispositions en matière de bail commercial, la Cour précise que :
- L’article 1709 du Code civil prévoit que le louage des choses est un contrat par lequel l’une des parties s’oblige à faire jouir l’autre d’une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s’oblige de lui payer,
- L’article 1719 du Code civil relatif aux obligations essentielles du bailleur dispose que : le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée et de lui en assurer la jouissance paisible pendant la durée du bail.
- L’article 2224 du Code civil prévoit les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
L’énoncé des principes : la prescription des actions fondées sur le défaut de délivrance du bailleur
La Cour de cassation rappelle les dispositions de droit commun en matière de prescription des actions personnelles et mobilières. Le délai de prescription, applicable aux manquements du bailleur à son obligation de délivrance est celui de droit commun de 5 ans.
Toutefois, pour trancher le litige, la Cour doit également déterminer le point de départ de ce délai de prescription.
Dès lors, la Cour énonce que les obligations de délivrance et de garantie de la jouissance paisible des locaux sont continues, c’est-à-dire exigibles pendant toute la durée du bail.
Les obligations continues se définissent comme des obligations dont l’exécution s’inscrit dans la durée. Ces obligations se retrouvent dans les contrats à exécution successive, c’est-à-dire dans les contrats dont l’exécution des obligations est continue, et aux contrats à exécution échelonnée. A l’inverse, les obligations instantanées s’exécutent en un instant (par exemple : vente).
Ainsi, un bail commercial est caractérisé par une prestation qui s’étend dans le temps et les obligations respectives des parties sont dues jusqu’à la fin de la relation contractuelle.
En l’espèce, la Cour de cassation rappelle très clairement que les obligations du bailleur sont continues et exigibles pendant toute la durée du bail.
Obligations continues du bailleur et prescription
Les obligations essentielles du bailleur étant continue, la Cour de cassation conclut que « la persistance du manquement du bailleur à celles-ci constitue un fait permettant au locataire d’exercer l’action en résiliation du bail ».
L’obligation de délivrance et de garantie de la jouissance paisible du bailleur s’étend tout au long de la relation contractuelle et est renouvelée jour après jour.
Ainsi, chaque jour passé sans qu’il soit mis fin au manquement contractuel a pour effet de « renouveler le manquement » et donc de décaler le point de départ du délai de prescription.
Cassation de l’arrêt d’appel
En l’espèce, la Cour d’appel a considéré que l’action du locataire était prescrite au motif que : « le délai de prescription de l’action en résiliation fondée sur le manquement du bailleur à son obligation de délivrance ou de jouissance paisible court à compter du jour de la connaissance de la réduction de la surface louée et de la difficulté à accéder au hangar loué ».
La Cour de cassation censure ce raisonnement. Elle considère que la Cour ne peut pas considérer l’action comme prescrite alors que le bailleur n’a pas mis fin à son infraction : « En statuant ainsi, alors que la réduction de l’assiette du bien loué persistait, la cour d’appel a violé les textes susvisés. ».
Défaut de délivrance : une prescription quinquennale courant à compter de la cessation du manquement contractuel
Il ressort de ce qui précède, d’une part que la Cour de cassation confirme que les obligations de délivrance et de jouissance paisible sont bien soumises à la prescription quinquennale de droit commun de l’article 2224 du Code civil.
D’autre part, le délai de prescription ne commence à courir que lorsque l’infraction cesse.
Il ressort de ce qui précède que le caractère continue des obligations du bailleur a pour effet de décaler le délai de prescription tant que l’infraction persiste. Un locataire, qui souhaiterait éviter les procédures, pourrait se sentir rassuré quant à la possibilité d’agir à l’encontre de son bailleur.
Toutefois, le locataire ne doit pas tomber dans le piège de l’inaction et être particulièrement attentifs aux faits reprochés à son bailleur. En effet, le point de départ de la prescription, à l’encontre des différentes infractions du bailleur ne sera pas nécessairement le même. Un accompagnement par un avocat pour analyser les manquements et, le cas échéant, interrompre la prescription est indispensable.
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Vous avez déclaré à vote compagnie d’assurance ce sinistre, celle-ci vous a indemnisé ou refuse de le faire, et votre bailleur ne réalise pas les travaux nécessaires pour mettre fin aux désordres.
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